Hier vers midi, le téléphone a sonné et
avant de répondre, une voix familière pressée me demandait si on pouvait
se voir vers 14 heures. Je réponds que je passerais. Vers 14 heures, alors
que je m'apprêtais à partir, le téléphone sonne de nouveau pour me
rappeler le rendez vous. Il ne me reste que le temps du chemin. A peine
sorti de la porte de l'immeuble où j'habitais, je me sentais pris d'un
pressentiment d'être attendu. Les visages des voisins tendus, les gestes
crispés et les échanges de saluts presque mimés, sont les signes que le
quartier est miné. " Les collabos rodent dans les parages", c'est ainsi
qu'on se fait avertir de l'état de siége.
Je fais semblant de chercher quelque chose dans ma poche, en donnant
l'impression de retourner la chercher, pour revenir de l'autre coté tout
en balayant du regard tout le trottoir de l'autre coté. J'essayais de
distinguer El Kawwada (les espions) qui étaient présents. La rue du
Danemark était animée comme chaque jour. A cette heure, tous les magasins
sont animés avec leurs étalages sur les trottoirs et des passants qui
s'approvisionnaient, d'autres ne font que se balader. Des désoeuvrés qui
s'accoudaient sur les voitures en stationnement où se tenaient dos aux mur
à deux, en petits groupes, qui discutaient des étalages d'articles de
contrebande étalés en pleine rue. Ilyatoujours ceux qui vendent et ceux
qui observent la rue pour donner l'alerte et aider à ramasser la
marchandise pour s'enfuir.
Rien d'extra, je ne suis pas parvenu à identifier mes anges gardiens. Je
savais qu'ils étaient, là qu'ils m'observaient, qu'ils m'attendaient et
qu'ils savaient peut être même ou j'allais et je ne vais pas aller loin.
Depuis quelque temps, ils se font discrets, mais cela n'a pas empêché le
quartier de rester irrité. Tout le monde est sur ses gardes, il n'y a plus
la spontanéité des discussions, les échanges d'amitié d'antan. Une triste
angoisse régne maintenant et une lourde atmosphère de suspicion et de peur
s'est installée.
J'habite ici depuis quarante ans, tout le monde me connaît depuis que
j'étais enfant et je connais tout les nouveaux depuis qu'ils sont arrivés.
C'était un quartier exclusivement italien et nous étions la deuxième
famille de Tunisiens à occuper un appartement dans l'immeuble ou j'habite.
Même les magasins: ça me rappelait certain quartiers de la Motte-Piquet ou
de Bobillot. Le matin c'est le marché, le soir c'est le calme et la
quiétude jusqu'à l'aube de demain. Depuis quelques temps, c'est le vacarme
complet tout le temps, jusqu' à tard le soir quand tous les magasins
ferment. Ils sont tous partis on dirait qu'ils savaient ce qu'on allait
endurer dans cette anarchie policée qui nous est imposée, comme si la
civilisation consistait à mettre un agent derrière chaque individu.
En ce qui me concerne au moins, je n'ai jamais compris pourquoi je suis
suivi. Comme tous ceux qui me connaissent, ils n'arrivent pas à comprendre
ce que je pourrais faire pour mettre en état de siège toute une rue. A
part le fait que je n'ai jamais eu de ma vie aucun contact avec les
fascistes du parti, c'est là que j'ai grandi. Le marché, le dispensaire,
l'école, la poste, la commune et même le bureau de police du quartier me
connaissent tous, non seulement en tant qu'individu mais toute une
famille. Et ils ont reconnu ma femme et mes enfants depuis que je me suis
marié, ilya20ans. Et tout a coup, je deviens étranger traqué par des
agents secrets jour et nuit. Ils vont jusqu'à vouloir fermer le petit
commerce laissé par mon père et qui assure notre survie pour nous faire
exiler. Ils ne se sont peut être jamais demandé pourquoi j'ai continué à
habiter ce quartier de tout temps, depuis que j'étais enfant. Quand je dis
que je vais rentrer, c'est à ce quartier que je pensais. Ma maison n'a
jamais signifié seulement mon appartement, au fond de moi je le possédais
au delà de toute autorité.
Maintenant, notre quartier est occupé, personne n'ose plus poser la
moindre question, ni signifier la moindre solidarité ou exprimer sa
contestation de cette situation. Ils sont là à nous observer quand on
sort, quand on rentre, en toute tranquillité. Comme si rien n'est changé,
alors que tout le monde dans son secret ne fait que se demander ce qui est
en train de se passer. Tous les voisins savent que depuis plus d'un an le
numéro 15 n'est plus une bonne destination. Tout entrant ou sortant est un
potentiel suspect. C'est ainsi que ces SS de la répression sont parvenus à
me couper de mes parents et de mes amis, qui n'osent plus me visiter, de
peur d'être fichés comme des opposants.
Toutes ces idées se bousculaient dans ma tête alors que je continuais mon
chemin, pressé par mon rendez-vous, au bout de l'autre rue (Aljazira).
J'ai l'impression de marcher les yeux fermés. Mais quand on a vécu aussi
longtemps dans le même quartier, on peut avoir des impressions qui ne
peuvent pas tromper. Et plus je m'approchais, plus je me sentais entouré
de jeans suspects. A peine vingt mètres de l'arrivée, j'ai déjà compris
que je n'allais plus arriver à destination.
L'attroupement est concentré devant le numéro 54. On dirait Bagdad à la
veille de l'invasion. Tous les fachos et les collabos sont là, ils ne leur
manquaient que des sacs remplis de sable pour se barricader. L'ennemi est
arrivé et ils sont chargés de défendre le pays. J'avoue que j'étais
impressionné par leur nombre, si c'est ce qu'ils cherchaient. Et je me
suis rappelé ce qu'on se racontaient partout en Tunisie, depuis quelque
temps. Il parait que suite aux pressions qu'ont eu les autorités pour
trouver des solutions à l'encombrement dans les prisons, ils ont eu
recours à l'élargissement de la plus grande partie de la pègre du pays
pour les recycler dans la délation. On les appelait les agents "Sittine"
en allusion à leur solde de soixante dinars par mois. Ce qui n'était pas
pour me calmer.
J'ai fais semblant de continuer mon chemin et j'ai vu comment ils ont
hésité vu qu'ils n'étaient pas préparés à une telle éventualité. Ils se
sont mis en deux rangées. Certain sont même entrés dans le couloir de
l'immeuble pour l'occuper, avant de voir d'en face d'autres qui venaient
directement me barrer le chemin. Je me suis trouvé au milieu d'une
vingtaine d'agents en civil:
- Tu ne peux pas passer
- Mamnouaa (c'est interdit)
- Oui mamnouaa nous avons des ordres de t'interdire de passer - avec un
air menaçant-.
Je rebrousse chemin tout en cherchant mon portable pour téléphoner et
informer Me Ben Amor que son cabinet est encerclé.
L'histoire n'a rien d'extra, c'est juste le quotidien d'un persécuté
tunisien, face à une répression de premier degré d'une dictature respéctée.
L'AISPP avait diffusé hier un communiqué protestant contre l'encerclement
du cabinet de Me Samir Ben Amor. En réalité, c'est tout un pays à genou
qu'ils veulent maîtriser. S'il n'y a pas de prisonniers politiques,
pourquoi on leur ferait une association? S'il ne reste plus d'homme dans
ce pays pourquoi défendre les droits de l'homme? Si les fascistes peuvent
tout se permettre dans ce pays, pourquoi tolérer un conseil des libertés
pour leurs ennemis. Leur logique est parfaite, mais il parait que ça
manque un peu de rationalité.
Yahyaoui Mokhtar
Tunis sur goulag le 17 Avril 2003 |