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Mémoires de répression ordinaire

Nouvelle page 1

Mémoires de répression ordinaire


 

Hier vers midi, le téléphone a sonné et avant de répondre, une voix familière pressée me demandait si on pouvait se voir vers 14 heures. Je réponds que je passerais. Vers 14 heures, alors que je m'apprêtais à partir, le téléphone sonne de nouveau pour me rappeler le rendez vous. Il ne me reste que le temps du chemin. A peine sorti de la porte de l'immeuble où j'habitais, je me sentais pris d'un pressentiment d'être attendu. Les visages des voisins tendus, les gestes crispés et les échanges de saluts presque mimés, sont les signes que le quartier est miné. " Les collabos rodent dans les parages", c'est ainsi qu'on se fait avertir de l'état de siége.


Je fais semblant de chercher quelque chose dans ma poche, en donnant l'impression de retourner la chercher, pour revenir de l'autre coté tout en balayant du regard tout le trottoir de l'autre coté. J'essayais de distinguer El Kawwada (les espions) qui étaient présents. La rue du Danemark était animée comme chaque jour. A cette heure, tous les magasins sont animés avec leurs étalages sur les trottoirs et des passants qui s'approvisionnaient, d'autres ne font que se balader. Des désoeuvrés qui s'accoudaient sur les voitures en stationnement où se tenaient dos aux mur à deux, en petits groupes, qui discutaient des étalages d'articles de contrebande étalés en pleine rue. Ilyatoujours ceux qui vendent et ceux qui observent la rue pour donner l'alerte et aider à ramasser la marchandise pour s'enfuir.


Rien d'extra, je ne suis pas parvenu à identifier mes anges gardiens. Je savais qu'ils étaient, là qu'ils m'observaient, qu'ils m'attendaient et qu'ils savaient peut être même ou j'allais et je ne vais pas aller loin.


Depuis quelque temps, ils se font discrets, mais cela n'a pas empêché le quartier de rester irrité. Tout le monde est sur ses gardes, il n'y a plus la spontanéité des discussions, les échanges d'amitié d'antan. Une triste angoisse régne maintenant et une lourde atmosphère de suspicion et de peur s'est installée.


J'habite ici depuis quarante ans, tout le monde me connaît depuis que j'étais enfant et je connais tout les nouveaux depuis qu'ils sont arrivés. C'était un quartier exclusivement italien et nous étions la deuxième famille de Tunisiens à occuper un appartement dans l'immeuble ou j'habite. Même les magasins: ça me rappelait certain quartiers de la Motte-Piquet ou de Bobillot. Le matin c'est le marché, le soir c'est le calme et la quiétude jusqu'à l'aube de demain. Depuis quelques temps, c'est le vacarme complet tout le temps, jusqu' à tard le soir quand tous les magasins ferment. Ils sont tous partis on dirait qu'ils savaient ce qu'on allait endurer dans cette anarchie policée qui nous est imposée, comme si la civilisation consistait à mettre un agent derrière chaque individu.


En ce qui me concerne au moins, je n'ai jamais compris pourquoi je suis suivi. Comme tous ceux qui me connaissent, ils n'arrivent pas à comprendre ce que je pourrais faire pour mettre en état de siège toute une rue. A part le fait que je n'ai jamais eu de ma vie aucun contact avec les fascistes du parti, c'est là que j'ai grandi. Le marché, le dispensaire, l'école, la poste, la commune et même le bureau de police du quartier me connaissent tous, non seulement en tant qu'individu mais toute une famille. Et ils ont reconnu ma femme et mes enfants depuis que je me suis marié, ilya20ans. Et tout a coup, je deviens étranger traqué par des agents secrets jour et nuit. Ils vont jusqu'à vouloir fermer le petit commerce laissé par mon père et qui assure notre survie pour nous faire exiler. Ils ne se sont peut être jamais demandé pourquoi j'ai continué à habiter ce quartier de tout temps, depuis que j'étais enfant. Quand je dis que je vais rentrer, c'est à ce quartier que je pensais. Ma maison n'a jamais signifié seulement mon appartement, au fond de moi je le possédais au delà de toute autorité.


Maintenant, notre quartier est occupé, personne n'ose plus poser la moindre question, ni signifier la moindre solidarité ou exprimer sa contestation de cette situation. Ils sont là à nous observer quand on sort, quand on rentre, en toute tranquillité. Comme si rien n'est changé, alors que tout le monde dans son secret ne fait que se demander ce qui est en train de se passer. Tous les voisins savent que depuis plus d'un an le numéro 15 n'est plus une bonne destination. Tout entrant ou sortant est un potentiel suspect. C'est ainsi que ces SS de la répression sont parvenus à me couper de mes parents et de mes amis, qui n'osent plus me visiter, de peur d'être fichés comme des opposants.


Toutes ces idées se bousculaient dans ma tête alors que je continuais mon chemin, pressé par mon rendez-vous, au bout de l'autre rue (Aljazira). J'ai l'impression de marcher les yeux fermés. Mais quand on a vécu aussi longtemps dans le même quartier, on peut avoir des impressions qui ne peuvent pas tromper. Et plus je m'approchais, plus je me sentais entouré de jeans suspects. A peine vingt mètres de l'arrivée, j'ai déjà compris que je n'allais plus arriver à destination.


L'attroupement est concentré devant le numéro 54. On dirait Bagdad à la veille de l'invasion. Tous les fachos et les collabos sont là, ils ne leur manquaient que des sacs remplis de sable pour se barricader. L'ennemi est arrivé et ils sont chargés de défendre le pays. J'avoue que j'étais impressionné par leur nombre, si c'est ce qu'ils cherchaient. Et je me suis rappelé ce qu'on se racontaient partout en Tunisie, depuis quelque temps. Il parait que suite aux pressions qu'ont eu les autorités pour trouver des solutions à l'encombrement dans les prisons, ils ont eu recours à l'élargissement de la plus grande partie de la pègre du pays pour les recycler dans la délation. On les appelait les agents "Sittine" en allusion à leur solde de soixante dinars par mois. Ce qui n'était pas pour me calmer.


J'ai fais semblant de continuer mon chemin et j'ai vu comment ils ont hésité vu qu'ils n'étaient pas préparés à une telle éventualité. Ils se sont mis en deux rangées. Certain sont même entrés dans le couloir de l'immeuble pour l'occuper, avant de voir d'en face d'autres qui venaient directement me barrer le chemin. Je me suis trouvé au milieu d'une vingtaine d'agents en civil:


- Tu ne peux pas passer
- Mamnouaa (c'est interdit)
- Oui mamnouaa nous avons des ordres de t'interdire de passer - avec un air menaçant-.


Je rebrousse chemin tout en cherchant mon portable pour téléphoner et informer Me Ben Amor que son cabinet est encerclé.


L'histoire n'a rien d'extra, c'est juste le quotidien d'un persécuté tunisien, face à une répression de premier degré d'une dictature respéctée. L'AISPP avait diffusé hier un communiqué protestant contre l'encerclement du cabinet de Me Samir Ben Amor. En réalité, c'est tout un pays à genou qu'ils veulent maîtriser. S'il n'y a pas de prisonniers politiques, pourquoi on leur ferait une association? S'il ne reste plus d'homme dans ce pays pourquoi défendre les droits de l'homme? Si les fascistes peuvent tout se permettre dans ce pays, pourquoi tolérer un conseil des libertés pour leurs ennemis. Leur logique est parfaite, mais il parait que ça manque un peu de rationalité.

 


Yahyaoui Mokhtar
Tunis sur goulag le 17 Avril 2003

 

 

 

 

 

 

 

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This article contributed by Jane Turner.