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Traduction Francaise

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Nouvelle page 2

La lettre ouverte envoyée par le juge Mokhtar Yahyaoui

au Président de la république Tunisienne

Le 6 juillet 2001

Monsieur le président de la République, président du Conseil Supérieur de la Magistrature,

Je vous adresse cette lettre pour vous faire part de ma condamnation et de mon refus de la situation catastrophique à laquelle est parvenue la justice tunisienne. Les choses en sont arrivées, en effet, au point que l'autorité judiciaire et les magistrats ont été dépossédés de leurs prérogatives constitutionnelles et qu'ils ne sont plus à même d'assumer leurs responsabilités au service de la justice en tant qu'institution républicaine indépendante. C'est pourtant cette indépendance qui peut permettre aux magistrats d'apporter leur contribution à la construction de l'avenir de leur patrie et à l'accomplissement effectif du rôle qui leur est dévolu dans la protection des Droits et des Libertés.

Les magistrats tunisiens sont frustrés et exaspérés, à tous les niveaux, par l'obligation qui leur est faite de rendre des verdicts qui leur sont dictés par l'autorité politique et qui ne sont susceptibles de faire l'objet d'aucune prise de distances ou de critique. Cela aboutit à des jugements qui, le plus souvent, ne reflètent que l'interprétation que le pouvoir exécutif veut bien donner de la loi.

Soumis à un harcèlement des plus contraignants, les magistrats tunisiens n'ont plus aucune marge pour tenter de mener leur mission de façon équitable. Traités de haut, dans des conditions de peur, de suspicion et de délation, ils sont confrontés à des moyens d'intimidation et de coercition qui entravent leur volonté et les empêchent d'exprimer leurs véritables convictions. Leur dignité est quotidiennement bafouée et leur image négative au sein de l'opinion publique se confond avec la crainte, l'arbitraire et l'injustice, au point que le seul fait d'appartenir à notre corporation est dégradant aux yeux des opprimés et des gens d'honneur.

La justice tunisienne est soumise à l'implacable tutelle d'une catégorie d'opportunistes et de courtisans qui sont parvenus à constituer une véritable justice parallèle qui se situe hors de toutes les normes de la légalité et qui a accaparé le Conseil National de la Magistrature et la majorité des postes sensibles dans les différents tribunaux. Ignorant le sens même des notions d'impartialité et d'objectivité, leur action nuisible a abouti à substituer à l'idée d'indépendance celle de démission [les deux termes sont phonétiquement très proches en arabe : NDLT]. Cela a engendré un véritable sentiment d'écœurement chez les véritables magistrats impartiaux. Empêchés de jouer le rôle auquel ils aspirent, ceux-ci ne peuvent assumer leurs responsabilités, ni mettre leurs compétences au service d'une justice sereine et de l'intérêt de leur patrie.

Cette catégorie de magistrats aux ordres fait commerce de son allégeance pour imposer l'esprit de dépendance et de soumission contrecarrant toute idée de changement et d'adaptation créatrice et s'identifiant avec zèle au régime politique en place. Leur objectif est de systématiser la confusion entre le régime et l'Etat en accaparant toutes les institutions. Ce comportement, qui favorise la discorde et la confrontation, constitue, en réalité, le véritable danger pour l'ordre, la sécurité et la stabilité.

Notre pratique quotidienne nous a permis d'apprécier la véritable réalité vécue par les magistrats et cela nous incite à passer outre l'obligation de réserve à laquelle nous nous étions tenus. Dans une situation de verrouillage de toutes les possibilités d'un dialogue un tant soit peu serein et équilibré, le silence ne peut plus être de mise et le cri de nos consciences s'impose comme une nécessité à laquelle j'ai décidé de ne pas me dérober, même si nos prisons devaient, paradoxalement, devenir l'endroit le plus propice pour retrouver la dignité, la liberté et la tranquillité de la conscience.

Monsieur le président, vos responsabilités constitutionnelles vous font obligation de prendre les décisions que nécessite la levée de toute tutelle sur la justice et sur toutes les institutions de l'Etat, de façon à permettre, à tous les citoyens, l'exercice effectif de toutes les libertés garanties par la Constitution. C'est à cette condition qu'il sera possible de réaliser le véritable changement auquel aspire notre peuple et que nous dicte l'intérêt de notre patrie.

Avec l'expression de mes salutations.

Mokhtar Yahiaoui
Président de Chambre au Tribunal de Première Instance - Palais de Justice - Tunis

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